La précarisation du métier de journaliste que les organisations syndicales constatent depuis quelques années n’est pas sans avoir des conséquences sociales.
Des chiffres pour commencer. Statut précaire rime avec jeune, femme, et (beaucoup) plus petit salaire. Chez les journalistes de moins de 26 ans, plus de 2 sur 3 (67,9%) sont pigistes ou en CDD en 2012. Ils n’étaient qu’un sur deux ans ce cas en 2008. Chez les 26-34 ans, ils sont encore un tiers à avoir un statut précaire (soit toujours plus que dans les autres secteurs professionnels). Les femmes, encore minoritaires dans la profession (46% de l’effectif en 2012) sont majoritaires parmi les journalistes pigistes ou en CDD (53 à 58%). Enfin, côté salaire, les niveaux sont bien en dessous des moyennes de la profession en CDI.
Si cela correspond à une certaine logique de carrière, puisqu’on entre dans la profession majoritairement par des CDD ou des piges, on comprend, à lire les chiffres, que des employeurs abusent.
57% des journalistes en CDD gagnent moins de 2501 € bruts mensuels, pour une moyenne d’âge de 28,7 ans… Et 36% gagnent moins de 2001 €, et 15% moins de 1501 € ! Autrement dit, un journaliste en CDD sur 6 gagne à peine plus que le Smic. Et il a 28 ans (en moyenne).
Par secteur. Les pigistes sont encore plus mal payés que les CDD dans l’écrit et la production audiovisuelle.
Mais tous sont à égalité en radio : très mal payés ! Le salaire moyen est en effet à 2037 €, et le médian à 1859. Tandis que le salaire à l’embauche descend à 1535 € pour les pigistes et 1616 pour les CDD…
Les précaires trouvent les meilleurs salaires en production audiovisuelle : 2986 € en moyenne pour les pigistes, 3415 € pour les CDD… à condition de ne pas être une femme, puisque c’est le secteur où l’on trouve le plus grand écart de salaire : -19% pour elles !
Les employeurs de la production audiovisuelle ont décidément du progrès à faire. En matière d’égalité, donc (15,7% d’écart salarial femmes-hommes chez les CDI aussi), mais aussi dans l’accès à l’emploi, précarisé à outrance : 89,5% des premières cartes accordées en production audiovisuelle sont sous statut pigiste (donc pigiste ou CDD).
Derrière ces chiffres se cachent des difficultés, on ne peut plus concrètes pour chacun.
« 30 ans, pigiste, et toujours obligé de demander une caution à mes parents pour louer un appartement » ; « 7 ans d’étude et le Smic, c’est normal ? » ; « Je remplace souvent le chef de service, et je suis au coefficient au plus bas de la grille… Où est la logique ? » « Comment savoir si je suis correctement payée, puisqu’il n’y a pas de barème de pige ? » « Avec la crise, mes employeurs réduisent la toile, je n’ai plus assez de piges et du coup, en plus d’une perte de revenus, je n’ai plus de carte de presse. Le cercle infernal ! »
La précarisation du métier représente aussi un enjeu professionnel
La précarité joue sur les conditions d’exercice du métier. Tout simplement. Sur les conditions de travail, d’abord : la nécessité de voir un CDD se prolonger amène à ne pas toujours manifester son désaccord. Y compris quand on constate des injustices flagrantes en termes de charge de travail, de planning, de répartition des responsabilités.
Des organisations inéquitables
Chacun a pu assister à une conférence de rédaction où les permanents décidaient de leurs propres agendas et les CDD se retrouvaient désignés pour faire deux fois plus de sujets dans la journée. Ou des sujets sans intérêt.
On connaît des plannings où les CDD écopent de plus de dimanches que les autres, ou doivent accepter d’enquiller 7 jours d’affilée pour combler une absence. Alors que le Code du travail est le même pour tout le monde.
En radio, même topo. Sept jours de prévenance pour changement de planning, c’est la règle. Mais si on appelle une journaliste « pigiste » (même si elle fait des vacations à la journée) la veille, que se passe-t-il ? Elle vient. Pour ne pas laisser sa place. Pour ne pas être « black-listée ».
Des responsabilité lourdes à porter
La presse pratique un drôle de rite d’initiation : envoyer un journaliste tout frais émoulu de son école dans une rédaction « isolée », seul en poste dans un environnement inconnu. Comme si les employeurs savaient bien la qualité de leurs recrues. « Ils vont bien y arriver », pensent-ils. Et la preuve est faite, 99 fois sur 100, qu’ils y arrivent. Quand ils sont en CDD, la pression est encore plus forte : peur de ne pas en faire assez, peur de l’erreur, peur de déplaire…
Un manque d’intégration
Pigistes et CDD s’en plaignent souvent : le manque d’intégration. Hors de la rédaction, point de débat sur le sujet en cours, point de partages d’informations, et très peu de considération. Alors que chacun concourt au contenu du même titre, de la même radio, selon la même ligne éditoriale.
Cela favorise aussi les malentendus entre les journalistes qui se trouvent sur le terrain et connaissent leur affaire et les rédactions en chef centralisées qui se pensent surinformées, « à la bonne distance », et expliquent comment le pigiste doit traiter son info…
Il faut trouver des fonctionnements qui remédient à cet isolement et à ce manque d’écoute.
Un risque de pression accru
Qui dit précarité dit fragilité. Et c’est en cela que la précarisation du métier menace le contenu, en plus de mettre les journalistes dans des situations sociales périlleuses.
Soyons clairs : il ne s’agit pas de dire qu’un journaliste précaire est moins courageux ou scrupuleux. Il y a certainement autant de journalistes déontologiquement flemmards chez les « staffés » que chez les précaires.
Mais structurellement, la précarité favorise les pressions. Un jeune en CDD n’aura – peut-être – pas le cran (ni l’assise financière) d’un vieux routard pour refuser un reportage limite sur une ouverture de commerce ; ou pour refuser l’angle un peu complaisant que suggère un rédacteur en chef. Et d’ailleurs des rédactions en jouent, qui demandent à des pigistes de faire des suppléments teintés promo parce que leurs rédacteurs en CDI, assurés de leur poste, ont pu les refuser.
Mais les journalistes ont des droits, qu’ils soient pigistes, en CDD, ou non !
Tous les journalistes relèvent de la même convention nationale du travail (même si certains employeurs ne respectent pas leur obligation en la matière). Simplement, le fait que les pigistes aient un fonctionnement indépendant, et puissent avoir plusieurs employeurs a pu obliger à trouver des aménagements particuliers La loi Cressard a reconnu en 1975 que le mode de rémunération n’induisait aucune différence entre les journalistes et le traitement qui devait leur être réservé, qu’ils devaient donc bénéficier d’un 13e mois, qu’on devait considérer leur ancienneté, etc.
Un accord a suivi en 1975 pour préciser qu’ils avaient droit à un régime de retraite et de prévoyance.
L’accord de 2008 que la CFDT a porté, mais qui a divisé les syndicats, a permis de faire plusieurs petits pas de plus pour le congé maternité, la diminution du délai de carence, l’obligation pour l’employeur de faire accéder le pigiste à la médecine du travail, etc.
Mais cet accord de 2008 n’a été signé par la CFDT (et la CGC et la CFTC) que parce qu’elle représentait un « protocole d’étape » d’une négociation à faire avancer beaucoup plus loin, notamment pour la reconnaissance des droits de tous les pigistes de presse, au delà du fait qu’ils aient la carte de presse ou pas.
Enfin un accord en 2009 a amélioré les conditions d’accès à la formation (mais là aussi cela reste à améliorer).
Beaucoup reste donc à faire, en droit et en pratique, pour faire appliquer le droit