L’enquête qualitative menée sous l’égide du sociologue des médias Jean-Marie CHARON dresse un constat inquiétant. De plus en plus de journalistes, notamment des femmes, désertent la profession, après quelques années de pratique, pour des raisons de paupérisation, de burn-out, de désillusion aussi.
Le phénomène n’est pas nouveau : nous connaissons tous des confrères, et surtout des consœurs, qui ont quitté le journalisme et se sont réorientés.
Mais ces dernières années, ces défections se sont accrues, ce qui ne peut que nous interpeller. La CFDT-Journalistes s’inquiète autant du phénomène, symptôme d’une dégradation de nos conditions de travail, que de son déni de la part des DRH.
>Premier constat : les femmes et pigistes d’abord
Les femmes sont nettement plus nombreuses à quitter la profession : elles représentent les 2/3 du panel de l’étude, alors que 47,5% de femmes sont détentrices de cartes de presse et que leur profil est assez similaire à celui de leurs collègues masculins.
Certains/ certaines, parmi les pigistes, quittent le métier parce que la précarité de leur statut ne leur permet plus d’en vivre. Les plus motivés conservent foi dans le témoignage journalistique et tentent d’inventer un nouveau modèle économique, en se tournant par exemple vers la production monétisée de podcasts. Ils espèrent tirer de cette autoédition un revenu, forcement aléatoire, et toujours en dehors des employeurs de presse. Les autres se reconvertissent purement et simplement vers des métiers pas forcements plus rémunérateurs, mais plus stables : à ce titre, la proportion de journalistes reconvertis dans l’Education nationale atteste de cette aspiration à la stabilité, plus qu’à l’augmentation des revenus.
> Les désillusions
Les journalistes quittent de plus en plus jeunes la profession. Il n’est pas rare que cela intervienne dès 35, voire 30 ans pour quelques-uns, soit après 10/15 ans d’exercice.
Une étude du laboratoire Carism (Université Paris 2) conduite par Christine Leteinturier confirmait déjà cette tendance dès 2016 (lire plus bas). Ce découragement doit être étudié par le prisme de nos professions, nos pratiques et nos écoles, d’autant qu’il intervient après de longues années de formation et un concours d’entrée sélectif. Tout cet engagement se heurte rapidement à des rémunérations faibles ou aléatoires, et à des missions moins exaltantes qu’espérées. Parfois les deux. En tous cas, bien en deçà des rémunérations courantes et des carrières dans des secteurs comme le marketing ou la communication, à niveau d’études équivalent. Enfin, à formation égale, la surreprésentation des femmes qui abandonnent le métier ne peut que nous interroger sur les discriminations salariales, et parfois les comportements sexistes qu’elles subissent.
Parmi les raisons d’abandonner le métier, se trouve la question croisée des femmes et de leur précarité : nombreuses sont celles qui ont repoussé des projets de maternité en raison de leur situation professionnelle précaire ou insatisfaisante. Et ces jeunes femmes finissent par déclarer à l’orée de la quarantaine « … Je n’ai pas d’enfant, ni de famille, parce que j’ai consacré toute mon énergie pour arriver à me faire une place dans cette jungle ». Amer constat quand l’étude pointe par ailleurs qu’à diplôme et ancienneté égale, les femmes accèdent toujours moins aux postes à responsabilités que leurs collègues masculins.
Par ailleurs, l’étude pointe chez ces consœurs le souci d’élever des enfants avec les contraintes du métier (horaires, permanences, astreintes diverses, contrats loin de chez elles).
> Perte de sens
Les journalistes qui ont quitté la profession n‘avancent pas que des motifs économiques ou personnels. La déception et le désenchantement vis à vis du métier posent également problème. La liste est longue : les délais de conception raccourcis, les sujets choisis à l’aune de leur potentielle viralité plutôt que leur intérêt général, les pressions pour multi-publier sur tous supports sans prendre le recul nécessaire, les coups de force des rédactions en chef pour faire passer du publi-reportage comme de l’information, les commandes pour des reportages dont on espère des partenariats, voire des relectures pour publier des données scientifiquement fausses…
Là encore, les témoignages de l’étude Charon sont accablants : « Je ne voyais plus de sens (au regard) du journalisme qui me plait », déclare une journaliste, alors qu’un autre regrette « une pratique journalistique aux antipodes du métier ». Cette perte fut si profonde qu’une des interviewées estime s’être reconvertie « pour retrouver du sens ». « J’avais le sentiment de trahir mon métier, ma déontologie, moi-même », exprime cette troisième.
> Jusqu’au burn out
Le désenchantement est donc multifactoriel : comment supporter des revenus précaires et des horaires décalés quand on fait du copier-coller de dépêches AFP, quand nos rédactions sont devenues des « NewsFactories ». Comment supporter tout cela quand ceux qui se rêvaient grands reporters se découvrent « ouvriers de l’info » ?
Cette crise des vocations se retrouve dans tous les types de média, de la PQR aux radios, aux télés, et jusqu’aux pure-players. Pire encore, ce désenchantement atteint tous les journalistes, jeunes ou aguerris. Il atteint aussi des journalistes qui après des années de précarité pigiste ont enfin accédé à un CDI.
Trois journalistes viennent ainsi de quitter au même moment un groupe de presse régional. Leurs points communs : plusieurs années en CDD , « le Graal CDI » enfin obtenu il y a moins de deux ans et… une immense lassitude née de leurs conditions de travail presque dans la foulée ! Pressurés, mis à toutes les sauces print et digitale, privés de tout libre-arbitre dans l’exercice de leur profession, et qui plus est livrés sans réflexion par leurs managers à la solitude du télétravail durant la pandémie, ils ont craqué et démissionné sans même disposer d’une porte de sortie professionnelle. Depuis, l’un s’est reconverti dans le secteur du tourisme, tandis que les deux autres cherchent toujours à rebondir.
Un nombre important d’hommes et femmes qui quittent le journalisme font référence à cette « fatigue » qui les a gagnés, jusqu’à « l’épuisement », un sentiment « d’usure ».
Parmi eux les femmes sont les plus nombreuses à penser que leurs conditions de travail ont menacé leur santé (« Vous êtes en train de mettre votre santé en danger », médecin du travail), ou l’ont du moins, durablement, altérée. Preuve en est, le recours pour certaines à des « mi-temps thérapeutique », voire à « … des années d’arrêts de travail ».
Face à ce constat, la CFDT-Journalistes entend poursuivre sa réflexion éditoriale et déontologique. Elle compte aussi approfondir son chantier RH des carrières et des précaires. Les grands employeurs questionnés par l’étude minimisent encore trop le phénomène de perte de sens du métier et de ses conditions d’exercice. Les témoignages ci-dessous ne sont pas issus de l’enquête de Jean-Marie Charon et Adenora Pigeolat. Ils ont été recueillis par la CFDT-Journalistes.
« Je ressens un épuisement physique et psychologique »
« Après 14 ans de journalisme en télévision locale puis régionale, je ressens un épuisement physique et psychologique. La ligne éditoriale de la chaîne, qui était tournée vers le magazine, évolue. On nous demande d’être toujours plus productifs au détriment de la qualité et de nos acquis sociaux. Aujourd’hui, j’ai besoin d’un travail qui noue des relations humaines plus authentiques, sans le filtre de l’image ou de l’écran, un besoin de me libérer du flot incessant d’informations et de me sentir plus utile aux autres. C’est pourquoi après un bilan de compétences, j’ai décidé de me former au métier de professeur des écoles. »
« Il faut publier toujours plus vite »
« Avec la pression croissante du web dans la presse quotidienne régionale, il faut publier toujours plus vite, quitte à bâcler les prises de vue, ou partir juste avant la scène qui aurait été intéressante. Je dois produire du diaporama à tout va, sans forcément qu’ils n’aient un intérêt. Je sens que l’on privilégie les faits divers, car ils font du clic. Et comme je suis le seul photojournaliste de l’agence, je suis d’astreinte toutes les nuits des jours où je travaille, en me couchant rarement l’esprit libre. Il est clair que dès qu’une opportunité de départ se présente, même pour quitter la profession, je le fais. »
» Je ne supportais plus les petits arrangements de la fabrique de l’information »
« Après 28 ans de piges, j’ai basculé progressivement comme autrice jeunesse. Je n’y suis pas moins précaire, mais beaucoup mieux considérée. Je me sens beaucoup plus utile, notamment avec le volant animation d’ateliers d’écriture et rencontres en établissements scolaires. Journaliste, je ne supportais plus les petits arrangements de la fabrique de l’information, et bien sûr l’énergie qu’il faut déployer continuellement pour maintenir sa rémunération et refuser le passage à l’autoentrepreneuriat. Évincée à plusieurs reprises, j’ai constaté aux Prud’hommes que je luttais contre de véritables machines. Je ne veux pourtant pas décourager les jeunes. Il faut de bons journalistes, et qu’ils s’accrochent ! »
A lire : Qui sont les journalistes qui quittent la profession ? Observatoiredesmedias.com par JEAN-MARIE CHARON (EHESS) – ADÉNORA PIGEOLAT (UNIVERSITÉ LE HAVRE -NORMANDIE) https://www.observatoiredesmedias.com/2020/11/22/qui-sont-les-journalistes-qui-quittent-la-profession/
Pourquoi quitter le journalisme ? Observatoiredesmedias.com par JEAN-MARIE CHARON (EHESS) – ADÉNORA PIGEOLAT (UNIVERSITÉ LE HAVRE -NORMANDIE) https://www.observatoiredesmedias.com/2020/12/07/pourquoi-quitter-le-journalisme-etude/