Les organisations syndicales représentatives de journalistes SNJ – SNJ-CGT – CFDT-Journalistes ont été auditionnées le 4 février par la commission Delarue, qui a pour objet de « proposer des mesures afin de mieux concilier le travail des journalistes et celui des forces de l’ordre, notamment lors de manifestations ou opérations de maintien de l’ordre mais aussi dans les nombreuses situations où les forces de l’ordre constituent pour les médias une source d’information.«
Nous savons que la commission doit prochainement rendre son rapport. Aussi, nous rendons publique la lettre que nos organisations ont envoyé à la commission Delarue le 25 février dernier.
Monsieur le Président,
Votre commission a auditionné, le 4 février 2021, les organisations syndicales représentatives de journalistes avec pour objectif de « proposer des mesures afin de mieux concilier le travail des journalistes et celui des forces de l’ordre, notamment lors de manifestations ou opérations de maintien de l’ordre mais aussi dans les nombreuses situations où les forces de l’ordre constituent pour les médias une source d’information. » Comme promis, elles résument leurs griefs et propositions par écrit.
Un lourd contentieux
Le SNJ, le SNJ-CGT et la CFDT-Journalistes ont, dans un premier temps, présenté un lourd bilan du contentieux existant depuis quelques années. Un consensus a d’ailleurs eu l’air de se dégager lors de l’audition pour dire que la situation avait empiré depuis le mouvement social contre la loi Travail en 2016. Ces deux dernières années les entraves, graves et répétées, à la liberté de la presse du fait des policiers et gendarmes se sont multipliées, notamment depuis les mobilisations de Gilets jaunes.
Selon le comptage réalisée par le SNJ, plus de 200 journalistes ont en effet été empêchés d’exercer leur mission. Ils ont été arrêtés aux barrages, interpellés et mis en garde-à-vue. Leurs outils de travail ont été saisis, cassés, leur matériel de protection confisqué et leurs cartes de presse ignorées ou subtilisées.
Plus grave, ces journalistes ont été spécifiquement visés et blessés, parfois grièvement. En plus des 124 cas, dûment documentés par notre confrère David Dufresne* et adressés au ministère de l’Intérieur, des dizaines d’autres situations anormales et illégales ont été enregistrées par les organisations syndicales représentatives de journalistes.
Les confrères et consœurs sont des journalistes travaillant pour les grands médias, des journalistes rémunérés à la pige ainsi que des salariés permanents de grandes rédactions : France 2 et France 3, l’AFP, Le Monde, Le Parisien, BFMTV, etc.
Une bonne vingtaine de journalistes ont été mis indûment en garde-à-vue et en sont ressortis sans aucune poursuite pour la quasi-totalité, parmi les cas les plus connus :
- la plus longue GAV : Brice Ivanovic (83 heures),
- le motif le plus étrange qui l’a mené en justice où il a bénéficié d’un non-lieu : Guillaume Bernard pour « un mouvement d’épaule »,
- les plus jeunes : deux journalistes stagiaires de l’Ecole supérieure de journalisme de Lille,
- le recordman : Gaspard Glanz,
- interpellé pour rébellion et blessé (procès en cours) : Taha Bouhafs, qui comptabilise aussi plusieurs GAV,
- le flagrant motif : Alexis Kraland qui a refusé de céder sa caméra aux policiers qui la décrivaient comme « une arme par destination »,
- jetée à terre et tirée par les cheveux : Hannah Nelson,
- refus d’obéir à un ordre de dispersion : Tangy Kermarrec, rédacteur en chef à France 3,
- Eric Dessons : reporter photo au Journal du Dimanche, blessé en reportage lors de manifestations Gilets jaunes à Paris, a porté plainte contre le ministre de l’Intérieur,
- Gerard Fumex : reporter vidéo à Annecy pour le média www.librinfo74, interpelé le 12 septembre 2020 lors d’une manifestation d’Extinction Rébellion sur l’aéroport de Meythet-Annecy et qui va devoir comparaitre devant un tribunal.
Les journalistes nous confient qu’ils ont peur maintenant de la police et de la gendarmerie.
Les organisations syndicales de journalistes leur ont prodigué aide et assistance. En ce qui concerne le seul SNJ, conseil a été donné à 91 journalistes d’effectuer un signalement à l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) et l’Inspection nationale de la gendarmerie nationale (IGGN). Pour le SNJ-CGT, ce sont plusieurs dizaines de cas que ce syndicat a eu à traiter.
Des plaintes ont également été déposées. En ce qui concerne Paris, une plainte groupée, avec l’intervention volontaire du SNJ et du SNJ-CGT, se trouve aux mains de maître Jérémie Assous depuis mai 2019, sans procès à ce jour.
D’autres plaintes individuelles suivent leur cours en régions. Les premières ont donné lieu à des non-lieux car les fonctionnaires n’étaient pas identifiables par leur hiérarchie et/ou ne portaient pas leur RIO.
Face à cette situation les organisations syndicales représentatives de journalistes ont été reçus par trois ministres de l’intérieur depuis 2016 :
- Le 6 juin 2016 par M. Cazeneuve (courrier en PJ)
- Le 30 novembre 2018 par M. Castaner (courrier en PJ)
- Le 23 novembre 2020 par M. Darmanin.
Malheureusement depuis la situation n’a fait qu’empirer, en dépit des engagements publics de Christophe Castaner**.
La liberté de la presse prise en étau
La loi de septembre 2015 sur le Renseignement permet aux Services d’écouter les citoyens de lire leurs messages électroniques, d’aspirer leurs données et de les garder, de les céder, sans limite de lieu ni de temps, de les géolocaliser avec leur entourage et leurs sources pour les journalistes, tout cela sans contrôle du juge judiciaire. Ces dispositions menacent directement la protection du secret de leurs sources, sources sans lesquelles il n’y a pas d’information. Un recours est engagé depuis, devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH).
La loi sur le Secret des affaires qui renverse la liberté, principe cardinal de la loi de 1881 sur la liberté de la presse en donnant aux entreprises le droit au secret, qui leur permet d’empêcher, à priori, toute publication.
Le Schéma national du maintien de l’ordre (SNMO), publié le 16 septembre 2020, assimile les journalistes à des participants à toute action et les menaces du code pénal en cas de refus de dispersion alors que c’est justement le travail du journaliste de tout constater et vérifier. Le même SNMO leur dit de s’accréditer auprès des autorités avant de couvrir une manifestation, ubuesque.
Les directions des grands médias ont d’ailleurs, sur ce dernier point, publié une tribune*** affirmant qu’ils refusaient de le faire. Le SNJ et le SNJ-CGT ont attaqué le SNMO sur ces points au Conseil d’Etat. Le ministère de la Culture dispose de toutes les pièces (mémoire et première décision du Conseil d’Etat sur le référé suspension). L’affaire va être examinée au fond.
Les dispositions de la proposition de loi sur la Sécurité globale rendent sur le terrain, les forces de l’ordre juges et parties, en son article 24, et menacent la protection des sources en ses articles 21 et 22. Déjà, de très nombreux exemples documentés donnent à croire que des policiers et des gendarmes ignorent délibérément les textes garantissant la liberté de la presse. Il n’y a eu aucune étude d’impact et aucun chiffre n’a jamais été fourni, en dépit des demandes pressantes des représentants des journalistes, indiquant combien de cas enregistrés de forces de l’ordre mises en difficulté du fait de l’exercice de la profession.
Les trois décrets du 2 décembre 2020 qui ignorent délibérément la liberté d’informer et d’être informé, la liberté d’opinion politique et syndicale et la nécessaire protection des sources des journalistes.
Rupture d’égalité
Il y a rupture d’égalité entre la considération accordée aux forces de l’ordre et celle réservée aux journalistes, ces derniers étant vus comme des gêneurs, voire des opposants.
Aucune concertation n’a eu lieu avant ces différentes dispositions liberticides. Alors que les syndicats de policiers sont entendus, sinon obéis, comme nos informations nous le confirment, les organisation syndicales représentatives de journalistes ne font l’objet d’aucune invitation.
Dernier exemple en date : le Beauvau de la sécurité. Pourtant, Jean-Michel Fauvergue, rapporteur de la PPL à l’Assemblée nationale, lors de l’audition des organisations syndicales représentatives de journalistes à propos de l’article 24 et autres, nous a dit : « Vous verrez au Beauvau de la sécurité ». On peut donc en attendre des changements.
Pour SNJ – SNJ-CGT et CFDT-Journalistes, il y a rupture d’égalité entre sécurité et libertés, au détriment de ces dernières.
Interpellations internationales et désaveu des instances françaises
Les textes critiqués s’opposent aux garanties constitutionnelles, à la Déclaration française des droits de l’Homme – qui stipule en son article 12 : « La garantie des droits de l’Homme et du Citoyen nécessite une force publique : cette force est donc instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée » – aux traités internationaux, à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme.
La Commissaire aux droits de l’homme de l’ONU, des experts et conseillers spéciaux de cette organisation critiquent les textes sus-cités. Le Parlement européen, la Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe s’en inquiètent. La Défenseure des droits les stigmatise, ainsi que la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH).
La France s’est retrouvée, en moins d’une année, la championne des alertes déposées sur la Plateforme pour renforcer la protection du journalisme et la sécurité des journalistes du Conseil de l’Europe. Les 19 alertes n’ont reçu de la part du gouvernement français que quelques réponses dilatoires ou pas de réponse du tout.
La fin de l’impunité et le retour à l’Etat de droit
Il est essentiel de rétablir l’équilibre entre sécurité et libertés. Il est nécessaire de réparer les relations entre journalistes et forces de l’ordre. Il doit être mis fin à l’impunité des membres des forces de l’ordre qui auraient utilisé abusivement de leurs prérogatives contre des citoyens paisibles et des journalistes qui exerçaient leur profession. Si force doit rester à la loi, cela ne signifie pas que force et droit doivent rester à la police et à la gendarmerie. C’est un impératif démocratique.
Cachez ces images que je ne saurai voir
Les images sont au centre de toutes les polémiques et débats sur les violences policières. Le Président de la République lui-même, qui interdisait l’emploi de cette référence a été contraint d’en reconnaitre l’existence après plusieurs scandales survenus, les plus récents concernant des forces de l’ordre qui ont brutalement vidé la place de la République des réfugies qui y avaient trouvé abri et matraqué un citoyen sans défense dans des locaux privés.
Plusieurs affaires récentes ont vu des juges acquérir leur conviction en visionnant des vidéos qui contredisaient les versions policières des procès-verbaux, pourtant rédigés sous serment.
Enfin une marche blanche a, le 3 janvier dernier, rendu hommage à Cédric Chouviat, mort aux mains de la police, un an auparavant. Là encore, une vidéo amateur a permis de rétablir la réalité des faits. La communication officielle, dans un premier temps, avait fait état d’une faiblesse cardiaque de la victime dont le larynx a été broyé et qui est mort après avoir dit « J’étouffe » à plusieurs reprises.
Dans tous les cas, les réactions des politiques et de nombreux éditorialistes était de proclamer : « Les images sont choquantes » et non pas les faits sont choquants.
Avec les différents dispositifs prévus aujourd’hui, le risque est que toutes les captations d’images deviennent l’apanage des autorités avec des drones, des caméras de surveillance, des caméras piétonnes. Il ne resterait plus qu’à les diffuser et elles feraient force de loi …
Il y a aussi un risque d’autocensure de la part des journalistes de peur d’être placés en garde à vue vu l’excès de zèle des policiers (ce que l’on observe déjà).
Les propositions des organisations syndicales représentatives de journalistes
Les organisations syndicales représentatives de journalistes SNJ – SNJ-CGT – CFDT -Journalistes rappellent et complètent leurs propositions :
1 – Les journalistes, comme les policiers et gendarmes doivent avoir connaissance de leurs chartes d’éthique :
- Les Chartes d’éthique des journalistes : Charte d’éthique professionnelle des journalistes (SNJ 1918-1938-2011), la Déclaration européenne de Munich (1971) et la Charte mondiale d’éthique (Fédération Internationale des Journalistes – Tunis 2011).
- Le Code de déontologie de la police nationale et de la gendarmerie nationale.
Les organisations syndicales représentatives de journalistes SNJ – SNJ-CGT – CFDT -Journalistes proposent la création d’un document synthétique « labellisé » ministères de l’Intérieur et Culture, pouvant être emporté par les journalistes et les forces de l’ordre en manifestation (un doc court à glisser dans une poche, esprit « aide-mémoire ») rappelant synthétiquement droits et devoirs de chacun (notamment en écrivant bien noir sur blanc qu’il est possible de photographier et filmer les forces de l’ordre, et même de les diffuser, que seulement la diffusion malveillante est interdite) et les numéros utiles en cas de litige.
2 – Il doit être rappelé aux forces de l’ordre, via leurs hiérarchies, les principaux textes garantissant la liberté de la presse.
3 – L’Inspection générale de la police nationale (IGPN) et l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) doivent être réformées afin d’acquérir un statut d’indépendance qui, seul, pourra les mettre à l’abri des critiques.
4 – Le Schéma national de maintien de l’ordre (SNMO) ne doit plus contenir aucune disposition contraire au libre exercice de la profession de journaliste et la circulaire N° 2008- 8433- D du 23 décembre 2008 y sera annexée*****.
5 – Un groupe de contact national doit associer les organisations syndicales représentatives de journalistes, le ministère de l’intérieur et le ministère la Culture pour essayer de recréer ce dialogue qui fait défaut. Et la présence, sur les manifestations d’un officier de police de référence, indépendant des hiérarchies, auquel les journalistes pourraient s’adresser en cas de tensions et de problèmes, nous paraît une nécessité. Il est en revanche totalement exclu pour les organisations syndicales représentatives de journalistes de créer une signe d’identification des journalistes couvrant des manifestations.
6 – Quant aux questions persistantes sur la qualité de journaliste, les organisations syndicales représentatives de journalistes rappellent que c’est la loi qui la définit et qu’il n’appartient pas aux autorités en place de s’immiscer dans la profession. Les mêmes n’ont jamais eu connaissance d’imposteurs qui se seraient prétendus journalistes alors que ce n’était pas le cas.
Nous ne doutons pas, Monsieur le Président, de votre profond attachement à la liberté de la presse et à la liberté d’expression. Nous vous remercions de l’attention que vous porterez à ce courrier et nous vous prions de trouver nos sentiments les meilleurs.
SNJ – SNJ-CGT CFDT-Journalistes
*Rubrique « Allô, place Beauvau »
**Engagement solennel pris publiquement par Christophe Castaner le 11 décembre 2018 : « Si des journalistes ont eu à souffrir de l’emploi de la force par des unités de police ou de gendarmerie, il invite ceux-ci à déposer plainte au plus vite /…/ /…/ Ces plaintes et signalement seront traités avec la plus grande célérité ».
*** Tribune 23 septembre 2020, parue dans la presque totalité de la presse française.
****https://infotrafic17.fr/wp-content/uploads/circulairephotospolice.pdf