Grand reporter à France 24 et journaliste depuis seize ans, Tarek Kai, 40 ans, a effectué deux reportages en février et en avril derniers pour raconter la guerre en Ukraine. Il explique combien les témoignages de ceux qui fuyaient les combats l’ont marqué et combien la préparation et les règles de sécurité sont essentielles pour ne pas prendre le risque de trop sur le terrain. Témoignage.
Il a la mémoire de la guerre du Liban, d’où il est originaire, dans les années 1980-90. Et puis, il a couvert de nombreux conflits au fil des ans comme reporter radio puis comme grand reporter pour France 24 (France Médias Monde). Tarek Kai est rentré très éprouvé de son premier séjour en Ukraine, en mars au tout début de l’invasion russe. « On est partis à deux équipes distinctes : ensemble jusqu’en Pologne, à Varsovie, puis nous avons poursuivi vers deux destinations différentes. Mon équipe est allée à la frontière avec la Pologne et l’autre équipe a rejoint Kiev ».
Témoin de drames
Entre Amsterdam et Varsovie, la compagnie aérienne perd la valise qui contient son gilet pare-balles. Trois jours plus tard, une fois équipé, il rejoint la dernière grande ville polonaise à la frontière avec l’Ukraine. « Tu entres dans la gare au milieu de la nuit. Tu vois un monde fou, des migrants Africains, des vieux, des nourrissons, des enfants, dormant au sol pour certains, sur un matelas, d’autres avec rien du tout. La misère dans tous les sens. On a assuré des directs plusieurs jours».
Recueillir les témoignages pèse sur le moral tant ils sont durs. «Certains avaient fui la guerre, les bombardements et d’autres étaient dans des villes beaucoup plus épargnées. Je me souviens aussi de cet Irakien. Il avait connu la guerre pendant des années, il avait fui au Liban. Puis il avait été rattrapé par l’explosion du port de Beyrouth. Il a survécu par miracle. Puis, il part en Ukraine et il se retrouve au milieu d’une autre guerre. Puis les témoignages de ceux qui ont fui les villes bombardées. C’était très marquant, très lourd, toutes ces vies brisées à jamais ».
Un mois difficile au retour en France
De retour à Paris, Tarek va mal. « C’est compliqué de se blinder. On est touché psychologiquement, chaque conflit laisse sa marque. Cette misère là-bas, tu la vois de tes propres yeux. C’était le principal mouvement de réfugiés depuis la seconde Guerre Mondiale. Tu te dis : mais comment ces gens vont s’en sortir ? Qu’est-ce qui va leur arriver d’ici deux semaines, d’ici un mois, d’ici cinq mois ? Quand je suis rentré, j’ai mis presque un mois à me remettre. Au retour de la deuxième mission en avril, j’ai eu moins de difficulté. Pourtant, elle était beaucoup plus risquée ».
Avec cette deuxième mission, beaucoup plus longue (trois semaines), Tarek se retrouve au cœur de la guerre. « On a pris la direction du sud, (Odessa), puis du sud-est et enfin du Donbass. On est allés voir les réfugiés dans des centres. A un moment donné, on était dehors, on a entendu comme des bruits d’avion. J’ai pris ça pour des avions de chasse. Puis nous avons levé les yeux au ciel et vu des missiles. A 200 mètres de nos têtes. Après les explosions, nous sommes allés dans les immeubles touchés, avec des dégâts incroyables. Il y a eu 8 morts. C’était la première fois que j’étais pris sous le feu des bombes. Ce qui m’a beaucoup marqué, c’est que les gens n’avaient plus le choix, ils étaient restés là. Ils n’avaient pas fui. Malgré les bombes ».
Parler à un psychologue
Pour la première fois, avec le conflit en Ukraine, sa chaine de télévision a prévu une consultation avec une psychologue pour les équipes de retour en France. « Moi j’étais assez réticent. Après la première mission, j’étais tellement mal… Je dormais très mal, une sorte de stress était toujours présent. On a échangé à deux reprises et ça m’a fait du bien. Mais c’était limité. La psychologue voulait que je me déconnecte réellement de la guerre. Or, c’était impossible parce qu’il y avait encore des reportages sur lequel il fallait travailler, des commentaires en plateau que je devais assurer, d’autres missions à envisager ».
Que conseillerait-il à des collègues qui doivent se rendre en Ukraine prochainement ? « La préparation de la mission est primordiale. Et le soutien d’un spécialiste de la sécurité au sein du groupe, qui te donne l’autorisation ou non d’aller sur un sujet et évalue avec toi les rapports entre les risques et l’intérêt éditorial. Moi, j’ai pu en bénéficier. Sur place, j’ai vu des collègues d’autres chaînes qui n’avaient pas le même soutien, qui n’étaient pas préparés à ce terrain-là. Il suffit d’un rien. J’ai été très marqué par la mort de Frédéric Leclerc Imhoff (JRI de BFMTV, tué le 30 mai). Sur le terrain, il était très difficile de trouver le bon fixeur, compte tenu du nombre de médias sur place. Il fallait penser à sa propre sécurité tout le temps et évaluer les risques en permanence en puisant dans son expérience personnelle ».