Sorti sur les écrans le 12 juillet, le film « Les Algues vertes », de Pierre Jolivet, s’inspire de l’enquête d’Ines Léraud sur le phénomène des marées vertes en Bretagne, conséquence de l’agriculture intensive depuis les années 60. Plus encore, le film, très réussi, montre « la fabrique du silence » autour d’un problème de santé publique qui dérange les intérêts du puissant système agro-industriel, véritable « Etat dans l’Etat » dans l’Ouest.
CFDT-Journalistes encourage à aller voir le film, source d’inspiration dans nos pratiques journalistiques, et adresse son soutien à tous les journalistes d’investigation, en Bretagne et ailleurs, et en particulier à tous ceux victimes d’intimidations ces derniers mois et années en Bretagne, car le sujet dépasse largement Inès Léraud.
UN-CINE-DEBAT A METZ AVEC CFDT-JOURNALISTES LE 20/07/23 : CFDT-Journalistes, qui soutient le travail des journalistes qui enquêtent sur l’agroalimentaire et l’écologie en Bretagne, participe jeudi 20 juillet à 20 h à Metz à un débat lors de la projection du film au cinéma Le Klub à Metz, à l’invitation de la Ligue des Droits de l’Homme.
LE FILM : Pas moins de 3 hommes et 40 animaux ont été retrouvés morts sur les plages bretonnes ces dernières années. Inès Léraud, journaliste animée par une conscience écologique, décide d’aller s’installer en Bretagne pour enquêter sur ce phénomène et le raconter dans des chroniques radio diffusées sur France Culture. Au gré de ses rencontres avec des lanceurs d’alerte, des scientifiques, des agriculteurs et des politiques, elle élucide non sans difficultés un demi-siècle de fabrique du silence : des échantillons qui disparaissent dans les laboratoires, des corps enterrés avant d’être autopsiés, des jeux d’influence, des pressions…
Le film est une adaptation très efficace et didactique des Algues vertes – l’histoire interdite, la bande dessinée d’Inès Léraud et Pierre Van Hove, tirée de l’enquête menée par Inès Léraud sur le scandale des algues vertes.
LES ENJEUX : Il y a d’un côté le phénomène des algues vertes. Elles polluent chaque été les plages bretonnes. Leur prolifération pose un grave problème environnemental, puisqu’elle peut provoquer une asphyxie de la faune et de la flore aquatiques. Elle constitue également une lourde menace pour la santé publique : la décomposition de ces algues émet des gaz toxiques à des concentrations pouvant être mortelles pour l’être humain en quelques minutes d’inhalation. Depuis plusieurs décennies, de nombreuses morts suspectes d’animaux et d’humains ont été constatées. La mort de Thierry Morfoisse compte parmi les plus marquantes d’entre elles. Employé chargé de transporter des algues vertes, il est décédé sur son lieu de travail en 2009. Le lien entre son activité et sa mort n’a été reconnu qu’en 2018.
Les algues vertes sont alimentées par l’élevage industriel breton depuis la deuxième guerre mondiale. La Bretagne, c’est la région des fermes-usines aux 14 millions de porcs produits par an, soit quatre fois plus que nombre d’habitants. Leurs déjections, le lisier, sont épandues sur les champs pour fertiliser les sols et chargent l’eau des rivières et des espaces côtiers en nitrate, dont raffolent les algues vertes. L’Etat et les collectivités locales dépensent des fortunes chaque année pour en réduire l’impact en ramassant les algues vertes sur le littoral mais sans réel effet, si bien que le système de production n’évolue pas. Le 18 juillet 2023, l’Etat a été condamné à accélérer les mises en œuvre de mesures plus efficaces et l’imposer aux producteurs.
Le dernier enjeu est directement journalistique (voir-ci-dessous). En 2020, 150 journalistes et professionnels de la presse, dont la CFDT-Journalistes, ont signé un courrier adressé au conseil régional de Bretagne pour dénoncer les difficultés d’enquêter sur le système agro-industriel dans l’Ouest.
CINQ RAISONS D’ALLER VOIR LE FILM
1/ C’est un très bon film. On suit pas à pas la journaliste d’investigation qui tente de convaincre des témoins de s’exprimer mais qui comprend vite combien l’omerta est forte dans un territoire où l’agriculture intensive, qui emploie des centaines de milliers de personnes, est reine. La mise en scène est épurée, les personnages convaincants, à l’instar d’une Céline Sallette qui campe la journaliste et héroïne du film. Le rythme est celui d’un thriller, qui vous happe pendant 1 h 50.
2/ Le personnage central est celui d’une journaliste qui cherche la bonne formule pour exercer son métier, sans manichéisme. Cela fait écho à une certaine évolution sociétale de journalistes qui choisissent l’indépendance, au prix de la précarité, en devenant pigistes. Ce film nous invite à réfléchir à notre pratique du métier et à soutenir tous ceux qui subissent des pressions.
Lire aussi l’appel à la protection notamment de Morgan Large, en 2021 : https://cfdt-journalistes.fr/2021/04/13/la-protection-de-journalistes-menacees-demandee-a-gerard-darmanin-ministre-de-linterieur/
3/ Il décrit les pressions qui pèsent sur les lanceurs d’alerte, les journalistes et leurs proches. Sous cet angle, le film dépasse le sujet des algues vertes. C’est une interrogation de plus en forte en France. Comment résister aux lobbies, comment rendre compte des enjeux écologiques qui s’opposent aux intérêts économiques ? De leur version « light » – règne de la communication, filtrage de nos interlocuteurs, difficulté d’accès aux données, aux documents – aux enquêtes judiciaires.
4/ C’est un film qui parle du quotidien des journalistes. Il n’a jamais été autant d’actualité avec les menaces et pressions dont sont victimes des reporters comme Nicolas Legendre, correspondant en Bretagne du journal Le Monde, cible d’une entreprise de désinformation, pilotée par une association de lobbying d’acteurs de l’industrie agroalimentaire bretonne, (Les Z’homnivores) après une série de reportages sur l’agroindustrie dans l’Ouest publiée dans Le Monde. On peut aussi citer les attaques sur les réseaux sociaux visant Splann, un jeune média d’investigation breton, et même l’école de journalisme de Lannion, où certains de ses journalistes ont été formés, que Les Z’homnivores accuse de former des journalistes militants. La CFDT-Journalistes récuse totalement ces accusations et soutient ses confrères et consoeurs ainsi que l’école de journalisme de Lannion. Il y a aussi les attaques et les intimidations contre Morgan Large, journaliste du centre-Bretagne dont la voiture a été sabotée deux fois !
Lire « La note qui révèle comment l’agrobusiness attaque les journalistes bretons », par Spleen : https://splann.org/note-agrobusiness-journalistes-bretons/
5/ A l’heure où la désinformation explose et où l’éducation aux médias est de plus en plus nécessaire, les Algues vertes montre bien combien la fabrique de l’information est un labeur. Sources, récoltes des données, des interviews, des témoignages pour construire une série de podcasts en dix épisodes sur une radio publique. Mieux, le film décrit bien comme l’information est aussi le récit de la vie d’une région (ici, la Bretagne) et permet de prendre de la distance avec les tentatives de contre-récit (communication, vrais-faux experts scientifiques qui détournent le sujet, fragilité des enquêtes judiciaires, pression des lobbies de la Bretagne à Bruxelles).