Traitement médiatique de l’urgence climatique : les positions CFDT

Le 21 novembre nous étions auditionnés à l’Assemblée nationale par un groupe de travail transpartisan de députés travaillant depuis plusieurs mois sur des propositions visant à améliorer le traitement médiatique de l’urgence écologique.

Nous y sommes allés en commentant leurs pistes de travail (nous ne les abordons pas ici car elles ne sont pas encore publiques), mais aussi en établissant les points de vigilance qui nous semblent nécessaires à garder à l’esprit (ci après).

Le texte suivant est ponctué de citations issues d’une enquête menée auprès de nos adhérents.

NOTRE POSITION :

La CFDT partage l’idée que les médias, en général, pourraient faire plus et que le travail mené par les journalistes n’est pas toujours suffisant. Nous retenons avec intérêt tout ce qui vise à inciter – et non pas contraindre – à faire plus et mieux. L’engagement de la CFDT au niveau national est sans faille sur ces sujets et notre fédération, la F3C-CFDT, a son réseau de militants qui poussent la transition écologique dans les entreprises : les Sentinelles Vertes.

Cependant, nous tenons tout de suite à nuancer. Les progrès actuellement dans les médias, en terme de couverture médiatique, sont réels. Il n’y a pas une semaine sans que ne se crée un nouveau média, une nouvelle rubrique, sur ces sujets. Les résultats commencent vraiment à arriver. Il y a des médias où le sujet est même devenu vraiment majeur, et en faire plus serait au détriment d’autres sujets qui sont pourtant également très importants. D’autres médias font clairement trop peu ou leur mode de traitement pose question.

« Je ne rencontre aucun frein, une cellule au sein de la direction est même dédiée et relaie, anime toutes actions venant des services des différentes directions » 

Par ailleurs, il ne faut pas avoir une vision trop « fermée » du paysage médiatique. Les médias ne sont pas que les titres IPG ou les chaînes d’actu et se concentrer uniquement sur ceux-ci ne serait pas au niveau des enjeux. Il y a des milliers de titres de presse écrite, radios, télés, sites web d’info, parmi lesquels une très grande domination de la presse spécialisée. Par exemple certains titres à destination des professionnels de l’agriculture ou de l’industrie par exemple ont un rôle majeur.

« Spécialisé en agriculture, pour des journaux destinés à des agriculteurs, le traitement des sujets environnementaux (glyphosate, effluents d’élevage, émissions de méthane des ruminants, changement climatique, pollution des eaux par les nitrates ou les pesticides…) est au coeur de mon métier. Nos lecteurs sont en attente sur ces sujets, même si certains, sans doute, souhaiteraient que l’on n’en fasse pas « trop » pour ne pas abimer l’image de l’agriculture. Par ailleurs j’appartiens à une petite rédaction (4 cartes de presse) – le choix d’un sujet ou d’un reportage se fait toujours au détriment d’un autre. Le changement climatique chasse la zootechnie, l’économie ou la gestion, et réciproquement… »

Bien-sûr on ne peut pas attendre la même chose de tous les médias. Un journal très spécialisé dans un domaine très éloigné de ces questions n’aura pas toujours un vivier de sujets climat/écologie très importants. En revanche il peut aborder ce sujet régulièrement, par des angles originaux. 

Attention, ce ne sont pas les journalistes qui créent l’actualité. Ils font avec le réel. Ils peuvent aller chercher de manière volontariste certains sujets, mais ils ne peuvent pas tordre le réel. 

« Il m’est difficile souvent de décliner les sujets au niveau local , faute d’interlocuteurs ou de projet concrets dans mon département. »

Globalement, il est important de ne pas véhiculer une idée fausse du rôle des journalistes : comme façonneurs des opinions. Certes le traitement médiatique a un impact sur les opinions mais c’est un facteur parmi d’autres et surtout ce n’est pas notre but. Nous sommes là pour relater des faits, enquêter, réaliser des reportages, en toute impartialité. Rappel de la charte de Munich en annexe. 

Il faut faire attention à ne pas renforcer dans l’opinion publique l’idée que les journalistes sont à la botte du pouvoir, pas libres… il est important de garder des opinions contrastées sur le sujet mais aussi il faut accepter que certains médias n’en fassent pas une priorité. C’est malheureux mais c’est la condition sine qua none à la confiance.

« On le voit en matière de polluants par exemple, scientifiques et agences réglementaires ne sont pas d’accord, et nous journalistes, sommes là justement pour interroger et dénoncer ces désaccords ».

Il faut être très prudent sur une potentielle « vérité unique », une voie qui reviendrait à déterminer, de la part de l’État, ce qui peut être dit et comment, quels experts sont habilités à être reconnus comme fiables… Rien de tel pour susciter l’effet inverse. Cela serait vécu comme une atteinte à l’indépendance des rédactions. A titre d’exemple lors des précédents Contrats d’Objectifs et de Moyens dans l’audiovisuel public, une phrase malheureuse pour demander à ces entreprises plus de sujets sur l’Europe, a déclenché de très vives réactions. Aucun dispositif n’a finalement été mis en place, ni même de comptabilisation. 

La formation, LA priorité

Selon nous, la priorité des priorités devrait être mise sur la formation. La CFDT est en effet convaincue que le 1er frein à la prise en compte de ces sujets est le manque de formation des équipes rédactionnelles. C’est en acquérant des compétences que des journalistes sont aujourd’hui devenus spécialisés. Or cela prend du temps, c’est complexe, peu lisible. Mais c’est le point de départ incontournable. 

« Il y a un problème de formation des journalistes qui s’emparent de sujets complexes sans connaissances préalables, c’est du pain béni pour les lobbys et le greenwashing (problème fondamental selon moi). Il y a très très peu de spécialistes de ces questions-là chez les journalistes. Et ceux qui le sont sont rarement pris au sérieux/écoutés. »   

Les journalistes se forment trop peu, de manière générale (en matière de formation continue). Évidemment, les écoles de formation initiale ont un rôle majeur, mais il est capital de considérer la formation continue. Les journalistes ont peu recours à la formation continue, soit ils n’en ressentent pas le besoin, parfois à tort, soit c’est totalement en dehors des usages dans leurs entreprises, soit le travail à flux tendu, rend extrêmement compliquée l’absence de collaborateurs. S’ils sont non-remplacés, la formation est un luxe que peu de journalistes peuvent s’offrir. 

Faut-il instaurer des obligations en matière de formation sur les sujets environnementaux ? Sans doute pas, mais il serait peut-être judicieux de soutenir par des mécanismes incitatifs le recours à l’offre de formation spécialisée dans ces domaines, travailler sur les tarifs et la lisibilité. La CFDT peut y travailler en CPNEF ou à l’AFDAS. Mais ce sera toujours aux employeurs d’être moteurs. 

Partir en formation, c’est du temps. Or, on le sait, le temps, c’est de l’argent. Et il faut faire toujours plus, plus vite et avec moins de moyens. 

Attention, parfois les éditeurs se contentent de peu. A Radio France, il existe une véritable politique de formation à ces sujets, mais elle ne concerne même pas un quart du temps d’antenne, et ce sont souvent ceux qui traitent déjà ces questions ou sont déjà convaincus qui les suivent. Donc les 3 autres quarts ne sont pas formés, dont beaucoup de journalistes éco, politiques, qui en auraient besoin aussi. Et ne sont jamais formés les précaires, ni ceux qui ne sont pas reconnus comme journalistes (ceux qui préparent les émissions, les producteurs des programmes de tranches magazines). Les animateurs du réseau France Bleu non plus ne sont pas formés. Ailleurs, une fresque du climat est proposée, mais seuls les convaincus y vont et on ne peut parler d’une formation. Tant que les formations seront réservées à une élite, il y aura toujours une lutte interne entre les pro-environnement et les sceptiques ou non sceptiques mais considérant que ça ne les concerne pas directement. Il faut réussir à parler la même langue. Ça prendra du temps, mais c’est le seul chemin possible.

« Je ne ressens pas de freins à proprement parler, mais si je considère que ces sujets sont transversaux et doivent pouvoir recouper tous les domaines de l’actu, je pense aussi qu’il y a besoin de journalistes spécialisés, formés à ces sujets et qui assurent une veille régulière dessus. Tout le monde ne peut pas travailler sur tous les sujets et on gagne aussi à avoir de bons spécialistes. L’urgence climatique fait l’objet de tellement de désinformation, qu’il faut aussi en face des professionnels familiers des données et des enjeux pour éviter les contresens et approximations »

S’il faut former tout le monde, il est cependant impératif de garder des spécialistes, qui consacrent un temps certain à ces sources, ces enquêtes, qui musclent leur jugement à force de s’y consacrer. 

En silo ou transversal ?

Il faut cesser le traitement en silo, les sujets écologiques n’irriguent pas suffisamment tous les services.

« La direction affirme qu’une poignée de « spécialistes » suffit alors que ces thématiques mériteraient une couverture beaucoup plus importante, elles devraient infuser tous les sujets »

« Ces sujets me paraissent bien reçus par les chefs quand ils sont dans leur rubrique. Mais quand il s’agit de penser « hors des cases » et de traiter par ex un sujet culture sous l’angle de l’urgence climatique (comment repenser l’orga d’un festival ou le tournage d’un film par ex), c’est peut-être plus difficile de convaincre les red chefs » (un pigiste).

Mais cette question n’est pas simple. Il faut bien confier le pilotage à certaines personnes, et aucune organisation du travail unique ne peut être préconisée. 

« Dans notre rédaction les enjeux environnementaux sont traités par la rubrique économie, ce qui est un parti-pris intéressant mais qui alimente parfois les tensions entre les journalistes (Eco et transition). Faut il continuer à se réjouir des bonnes performances de l’économie ou de telle ou telle entreprise ? Comment suivre l’actualité du transport aérien par exemple? Nous sommes sans cesse confrontés à ces questions que nous n’arrivons pas à trancher. »

« Pour la rédaction pour laquelle je traite de transition écologique, je ressens parfois du décalage avec d’autres rubriques comme le numérique. J’ai parfois l’impression que le sujet est traité de façon opportuniste. Mais cela n’entame pas ma motivation. »

A ce titre, il est très important de soutenir en particulier les pigistes, qui sont un quart de la profession. Ils travaillent pour plusieurs employeurs, et peuvent donc parfois être ces « infuseurs » naturels, en écrivant tour à tour pour un titre ou un autre. Ce sont ceux qui peuvent aussi le plus prendre du temps pour leurs sujets. Il faut faciliter leur formation à la crise climatique et leurs conditions de rémunération.

« En tant que pigiste je m’occupe d’une rubrique sur la transition écologique mais je réalise parfois des articles sur d’autres sujets. De plus en plus j’essaie de proposer des sujets sur ce thème dans toutes mes collaborations. Je ne ressens pas de freins à condition que les sujets soient bien anglés ».

Encourager le débat dans les rédactions

Un écueil est très fréquent : celui de  journalistes vus comme militants. Notamment pour les plus jeunes qui expriment leurs désirs d’enquête avec parfois une plus grande radicalité. Un journaliste n’est pas militant quand il traite ces sujets : il exerce son discernement issu de ses compétences, ce qui lui permet de repérer ces sujets comme majeurs. Il est important d’accueillir cette forme de journalisme convaincu au sein des entreprises, même si cela crée des tensions.

Ce n’est pas simple car le climat actuel de nombreuses entreprises de presse écrite et audiovisuelle n’est pas au débat. Le management est vertical, parfois violent. Le droit d’expression des salariés est mis à rude épreuve, ceux qui souhaitent questionner certains choix sont vus comme défiants, recadrés brutalement. Le temps de la discussion sur les sujets, les priorités, s’est réduit. Les choix éditoriaux ne sont que rarement issus d’un véritable travail collectif. Il faut y revenir, et pour cela, il faut diminuer la pression de la productivité « visible » à court terme. 

« Nous sommes incompris, pas pris au sérieux, devons nous battre comme des fous pour couvrir des thématiques qui sont pourtant les plus essentielles »

« Le fait que les lecteurs soient peu intéressés par ces sujets est assez décourageant. On ne sait pas toujours quelle est la bonne manière de traiter l’information. Mise en avant du constat désastreux ou des solutions ? »

Car demander une expertise, sans donner le temps nécessaire, en prenant le risque de se griller si on défend trop fort ses sujets, c’est de nature à décourager !

Il faut aussi que les managers se forment, y compris les directions ! Surtout quand ils sont l’échelon le plus soumis aux injonctions contradictoires, avec la nécessité de vendre !

« C’est la non priorité pour les redac chef qui doit être questionnée ! »

« Il faudrait aussi que les chefs montent en compétences. Cela leur permettrait de mieux recevoir les propositions de sujets. »

« Il faut que la direction saisisse l’importance de ces sujets et qu’elle soit elle-même correctement formée »

« Les chefs n’ont toujours pas compris que le changement climatique et la biodiversité devraient être au moins aussi souvent à la Une des journaux que la Guerre Israël-Hamas, l’Ukraine ou autres. Ces thématiques sont souvent reléguées en fin de journal ou à des « chroniques » spécialisées, ce qui nous « dédouane » d’en parler plus largement dans les journaux (effet pervers des chroniques et émissions spécialisées). Les chefs ne s’intéressent pas à ces questions et ça s’en ressent sur l’ensemble de la couverture. Et quand ils essaient de s’y intéresser, c’est souvent pour tomber dans les travers des novices…

Envoyer en reportage à Sainte-Soline un journaliste du service environnement, ou agriculture, ou police justice, c’est un choix très politique. Ce n’est pas non plus pareil d’envoyer un journaliste parisien ou de confier le travail au correspondant régional, qui connaitra plus finement le terrain local. Tout est question de choix. 

Dénoncer les entraves

Bien traiter les questions écologiques nécessite de laisser les journalistes faire leur travail, dénoncer ce qui doit l’être, accéder à l’information sans un millefeuille de filtres, de communicants… Aujourd’hui, en Bretagne par exemple, enquêter sur les algues vertes, sur l’industrie du porc, peut exposer à la mort. Le lobby de l’industrie de la viande, les Z’Homnivores, soutenu par des élus régionaux, a rédigé une note dénigrant les journalistes d’investigation sur ces sujets. C’est très grave. 

C’est très grave aussi que des journalistes soient confondus avec les manifestants et mis en garde à vue quand ils suivent en reportage des actions militantes. Cela se multiplie. Un journaliste en reportage lors d’une action militante n’est pas un militant, c’est un salarié au travail. Ces mesures d’intimidation des journalistes doivent cesser. 

« Les journalistes revendiquent le libre accès à toutes les sources d’information et le droit d’enquêter librement sur tous les faits qui conditionnent la vie publique. Le secret des affaires publiques ou privées ne peut en ce cas être opposé au journaliste que par exception en vertu de motifs clairement exprimés » (extrait de la charte de Munich).

Il est évident que si on veut que monte en charge la question de l’urgence écologique, il faut aussi accepter que montent en charge les dérangements des divers pouvoirs. Le législateur devra aussi soutenir les journalistes dans cette place inconfortable. Sinon, on en restera à la promotion des écogestes, aux initiatives positives des industriels. 

Rendre aussi les entreprises vertueuses

Enfin, nous estimons que travailler sur les contenus ne peut suffire. Les éditeurs doivent donner l’impulsion en créant un cadre d’entreprise vertueuseOn ne peut pas demander aux journalistes de s’emparer de sujets quand l’entreprise qui les porte marche à rebours. Amener nos entreprises médiatiques à davantage de sobriété peut efficacement amener des changements. Il leur faut intégrer le facteur climat dans les décisions de gestion de l’entreprise. 

Si les journalistes travaillent tous les jours dans des locaux conçus pour être faiblement consommateurs en énergie, s’ils sont incités à concevoir leurs reportages avec le prisme du bilan carbone (limiter l’avion pour des reportages très ponctuels qui ne peuvent être confiés à des correspondants sur place, …), si le fonctionnement de leurs sites web est conçu pour ne pas être trop énergivore en terme numérique, si leurs dispositifs d’intéressement intègrent des placements éthiques, si la cantine où ils mangent ne propose plus de produits au bilan carbone catastrophique, alors cela rejaillira forcément sur leur vision du monde. 

Des dispositifs incitatifs de type aides à la presse peuvent aider à la transition écologique des médias en tant que structures. Conditionner les aides aux évolutions carbone des entreprises peut être un excellent levier pédagogique. Aider au financement de bilans carbone des petites structures qui n’y sont pas contraintes peut être un plus.

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