Relations entre la presse et les forces de l’ordre : la commission Delarue rétablit les équilibres

La Commission Delarue avait quatre mois de travaux et d’auditions pour proposer des pistes visant à renouer la confiance et les bonnes conditions d’exercice entre deux professions en crise : des journalistes entravés voire molestés par les forces de l’ordre, et des policiers en proie à une hostilité et une violence croissante dans la société, dont ils rendaient les journalistes responsables. Mission réussie : 32 propositions pour garantir un double impératif, la liberté d’informer et la nécessaire sécurité. Jean Castex avait commandé ce rapport : qu’il s’en saisisse à présent !

Ne le cachons pas : nous étions plutôt sceptiques quand a été annoncée, il y a quelques mois, la mise en place d’une commission indépendante chargée de plancher sur les relations entre la presse et les forces de l’ordre. Encore un « machin », pour faire taire l’opposition à l’article 24 de la loi Sécurité Globale !

Pourtant, le rapport remis le 2 avril et rendu public le 3 mai, prouve qu’il est possible de sortir des postures de circonstances. En 110 pages, le rapport de cette commission présidée par Jean-Marie Delarue, ex-président de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, et ex-contrôleur général des lieux de privation de liberté, synthétise la contribution d’environ 160 personnes auditionnées : journalistes, directions de médias, agents des forces de l’ordre, préfet de police, etc.

La CFDT-Journalistes et les autres organisations syndicales représentatives des journalistes ont été auditionnées en janvier et des préconisations unanimes ont été remises à la commission Delarue. Et toutes ou presque ont été conservées, au moins en substance. Il faut y voir un signe : la voix de nos organisations rejoint de nombreuses autres voix, de sorte que certains impératifs s’imposent.

Cela ne signifie pas que les paroles collectées étaient consensuelles. Heureusement ! « Il n’échape à personne que chacun des acteurs de cette relation joue un rôle tout à fait distinct dans la vie démocratique ; on ne saurait d’ailleurs aboutir sans de graves dommages à des relations intimes ou de collusion. Autrement dit, des tensions sont inévitables et même saines », pose la commission, qui poursuit : « Mais les rapports qu’entretiennent la presse et les forces de l’ordre doivent prendre appui sur des bases solides. Quand deux acteurs aussi essentiels à la vie démocratique de la Nation entrent en conflit, ou ont peur l’un de l’autre, il faut agir ».

La CFDT-Journalistes soutient l’intégralité des recommandations du rapport de la commission indépendante sur les relations entre la presse et les forces de l’ordre. Elle presse le premier ministre Jean Castex de lancer, avec les différents ministères concernés, les chantiers nécessaires pour qu’elles soient suivies. Elle est disposée à accompagner toutes les concertations où la voix des journalistes sera utile et à participer concrètement aux mesures constructives envisagées, de la formation mutuelle à l’attestation spéciale d’employeur.

S’entendre sur un constat

Première tâche nécessaire, selon la commission, et que la CFDT-Journalistes partage : reconnaître la situation telle qu’elle est, écouter les ressentis et les témoignages de toutes les parties, sans minimiser ni caricaturer (même si, le rapport global ne permet pas de distinguer les situations alors que les tensions ne sont pas les mêmes dans tous les territoires).

Oui, les forces de l’ordre font face à une complexification de leur métier, vivent mal le traitement accru par les médias traditionnels des « violences policières », le poids délétère des réseaux sociaux, et l’amalgame entre travail journalistique légitime et identification des FDO sur les réseaux. Oui, bon nombre de journalistes subissent des entraves de la part de forces de l’ordre ou craignent aujourd’hui pour leur intégrité physique, quand ils couvrent une manifestation, « dans ce qui s’apparente à une volonté d’intimidation, de revanche, voire punitive ».

Mais la commission nomme aussi un contexte global et pernicieux bien au-delà des manifestations : le verrouillage de la communication au sein des forces de l’ordre, devenue « descendante et aseptisée », imposée par leur hiérarchie, et qui permet moins que par le passé les relations de professionnel à professionnel, et renvoie les journalistes soit à la parole officielle, soit aux représentants syndicaux (notons que ce point n’est pas spécifique au domaine de la sécurité :la communication des enseignants, personnels soignants, etc, souffre d’un même manque de liberté).

Les solutions existent

Au registre des solutions, la commission a évité l’écueil des préconisations tièdes, des règles à exceptions, du politiquement correct. Ses 32 recommandations rappellent les droits, émettent des idées très concrètes pour les faire appliquer, exhortent à une meilleure formation de part et d’autre, à un dialogue renoué, à une communication moins verrouilllée et moins institutionnelle, ce qui correspond parfaitement à la vision CFDT dans son ensemble.

Leur application améliorerait très certainement les relations entre les journalistes et les forces de l’ordre, mais, mieux encore, elle permettrait un travail journalistique de meilleure qualité, une information plus complète et fiable pour les citoyens, et une considération plus grande de la place des forces de l’ordre, à considérer comme de véritables acteurs et citoyens.

Lire le rapport Delarue en intégralité

 

Les 32 recommandations :

Recommandation n° 1 : garantir la sécurité physique des journalistes dans les manifestations en toutes circonstances, en leur permettant s’ils le souhaitent de se placer derrière les cordons des forces de l’ordre.

Recommandation n°2: permettre aux journalistes qui le souhaitent de porter des équipements de protection, y compris lorsque ceux-ci dissimulent tout ou partie de leur visage, indépendamment de toute forme d’accréditation préalable et sur la seule présentation, en cas de contrôle, d’un document attestant de leur qualité.

Recommandation n° 3 : rappeler clairement aux forces de l’ordre qu’elles ne peuvent en principe s’opposer à la captation d’images ou de sons des opérations qu’ils elles mènent dans les lieux publics, que celle-ci soit le fait de journalistes ou de toute autre personne, ni a fortiori demander la suppression de tels enregistrements. Préciser que ces consignent (consignes)valent y compris pour le film (la captation) ou la photographie de leur visage, en dehors des personnels affectés dans des services dont les missions exigent, pour des raisons de sécurité, le respect de l’anonymat.

Recommandation n° 4 : intégrer la possibilité permanente d’enregistrement de l’action des forces de l’ordre sur la voie publique comme un paramètre nouveau mais durable de leur travail, et y adapter tant les manœuvres que l’état d’esprit des personnels, dans une perspective d’exemplarité.

Recommandation n° 5 : systématiser l’enregistrement, par les forces de l’ordre, de leurs propres opérations, afin de limiter leur appréhension quant à la prise d’images d’observateurs extérieurs et d’assurer leur sécurité juridique en cas de mise en cause.

Recommandation n° 6 : harmoniser les finalités et conditions dans lesquelles les images enregistrées par les forces de l’ordre lors d’opérations menées sur la voie publique, quel que soit le support de leur enregistrement, peuvent être diffusées au public ou mises à la disposition de la presse. Renoncer, dans ce cadre, à toute tentation d’alimenter une « guerre de l’image ».

Recommandation n° 7 : assurer, dans le cadre législatif et réglementaire existant, une protection effective des membres des forces de l’ordre. Privilégier une approche globale des risques liés à la mise en danger de la vie d’autrui par la diffusion d’informations personnelles, qui concernent l’ensemble des citoyens. Si les dispositions de l’article 24 de la proposition de loi relative à la sécurité globale ou de l’article 18 du projet de loi confortant le respect des principes de la République telles qu’adoptées en première lecture par l’Assemblée nationale venaient à entrer en vigueur, transmettre aux forces de l’ordre des consignes claires, leur rappelant que ces dispositions sont sans impact sur la possibilité d’enregistrer leur image.

Recommandation n° 8 : garantir la possibilité pour les journalistes, sur la seule présentation d’un document attestant de leur qualité, d’entrer et sortir librement des dispositifs de sécurité encadrant des manifestations de voie publique.

Recommandation n° 9 : ne restreindre l’accès des journalistes aux périmètres de sécurité mis en place à l’occasion d’opérations de police administrative, et notamment d’évacuation ou de mise à l’abri de personnes, qu’en cas de circonstances exceptionnelles. Dans ces rares cas, assurer néanmoins la visibilité, par la presse, du déroulement de l’ensemble des opérations.

Recommandation n° 10: garantir la possibilité pour les journalistes de couvrir des manifestations qui ont été interdites ou n’ont pas été préalablement déclarées.

Recommandation n° 11 : assurer aux journalistes, sauf circonstances exceptionnelles, la possibilité de couvrir l’ensemble de la durée d’une manifestation, y compris lorsque celle-ci s’est transformée en un attroupement dont l’autorité civile a décidé la dispersion et que les sommations ont été effectuées, dès lors qu’ils se désolidarisent physiquement des personnes appelées à se disperser.

Recommandation n° 12 : créer et garantir, sous l’autorité du préfet ou du ministre de l’intérieur, un espace incontesté de parole propre aux forces de l’ordre en matière de police administrative. Répondre, ce faisant, au besoin de la presse et du public d’informations techniques et factuelles en matière de sécurité, que ne sauraient satisfaire les seuls syndicats de police et « experts » extérieurs.

Recommandation n° 13 : ne pas réserver la parole des forces de l’ordre en matière de police administrative aux seuls services de communication, mais la donner aux services opérationnels concernés, à la fois au niveau central et, surtout, au niveau local. Donner à ces services les ressources et la formation nécessaires à la mise en œuvre de cette recommandation et reconnaître, sans la démentir en pratique, l’existence d’un « droit à l’erreur » en matière de communication.

Recommandation n° 14 : modifier l’article 11 du code de procédure pénale afin de permettre aux forces de l’ordre de s’exprimer, sous l’autorité du procureur de la République, sur les enquêtes en cours, à la fois par une association plus régulière aux communications de ce dernier et par une possibilité d’expression propre, selon une articulation à définir au niveau local.

Recommandation n° 15 : modifier l’article 11 du code de procédure pénale afin de remplacer les cas limitatifs dans lesquels le procureur de la République peut s’exprimer sur une enquête en cours par un critère d’opportunité, lié à l’existence d’un intérêt public à s’exprimer. Accompagner la mise en œuvre de cette recommandation de la définition d’une doctrine commune d’expression du parquet.

Recommandation n° 16 : garantir un dialogue des forces de l’ordre avec la presse avant, pendant et après les évènements d’ordre public qui le justifient, afin de lui fournir des informations fiables et impartiales. Prévenir la diffusion d’éléments biaisés ou erronés destinés à se « couvrir » : en cas d’informations insuffisantes et afin d’éviter la circulation de rumeurs ou la pression du temps médiatique, fixer un rendez-vous ultérieur, en veillant à l’annoncer le plus en amont possible.

Recommandation n° 17 : mettre en place, lors de tels évènements, un canal de communication ad hoc des forces de l’ordre avec la presse, sous la forme d’une « boucle » de télécommunication gérée par des « officiers presse » eux-mêmes présents sur le « terrain », formés et dédiés à cette tâche, en mesure de fournir des informations opérationnelles et de régler les difficultés rencontrées. Assurer que ce canal d’échanges ne soit ni à sens unique, ni un canal de « com ». L’ouvrir à tout journaliste qui en ferait la demande, en dehors de toute accréditation ou sélection.

Recommandation n° 18 : répondre plus systématiquement de façon favorable aux demandes de journalistes, notamment de la presse écrite, d’être « embarqués » dans des services de police ou de gendarmerie, y compris lorsque l’objet du reportage en cause ne correspond pas aux priorités politiques du moment. Préciser au journaliste concerné, le cas échéant, le motif du refus qui lui est opposé.

Recommandation n° 19 : renoncer à l’inscription de clauses portant atteinte à la liberté éditoriale dans les conventions ou autorisations de tournage ou de prise de vue des services de police et de gendarmerie et à tout accord préalable à la diffusion des reportages.

Recommandation n° 20 : les journalistes doivent adopter un comportement d’observateurs dans les évènements d’ordre public, permettant aux forces de l’ordre de les identifier – en dehors des cas où des facilités doivent leur être accordées et où la vérification de leur qualité est pour cette raison nécessaire (v. recommandation n° 23) – par cette posture de « tiers » aux évènements.

Recommandation n° 21 : ne pas rendre obligatoire le port de signes extérieurs d’identification des journalistes, mais conférer une présomption d’appartenance à la presse à ceux qui choisiraient d’en porter. Ne remettre en cause cette présomption qu’en cas de rupture avec un comportement d’observateur de l’intéressé (invectives, violences, etc.).

Recommandation n° 22 : renoncer à tout mécanisme d’accréditation des journalistes couvrant des évènements se déroulant sur la voie publique.

Recommandation n° 23 : dans les cas d’exception où l’identification d’un journaliste est nécessaire pour lui accorder certaines facilités, assurer que la carte de presse soit, aux yeux des forces de l’ordre, un document incontestable. Renoncer cependant à tout mécanisme d’identification reposant sur ce seul document, dont l’ensemble des journalistes ne disposent pas. Engager à cet égard des discussions au sein de la profession afin de choisir entre deux options, consistant à : (i) définir un modèle type d’ « attestation employeur », délivrée par ce dernier au journaliste concerné lorsqu’il ne dispose pas de la carte de presse ; ou (ii) mettre en place, sur un modèle en usage aux Pays- Bas, une carte de presse spéciale « évènement d’ordre public », délivrée par une autorité interne à la profession et désignée par elle, selon les critères qu’elle aura définis.

Recommandation n° 24 : intégrer, selon les modalités propres à chacune, dans les chartes de déontologie et d’éthique journalistiques, des éléments relatifs au comportement à adopter lors d’opérations de maintien et de rétablissement de l’ordre.

Recommandation n° 25 : rappeler que le Conseil de déontologie journalistique et de médiation peut être saisi par tout citoyen, y compris des policiers et gendarmes, de tout « acte journalistique ».

Recommandation n° 26: signaler immédiatement et spécialement au procureur de la République compétent l’interpellation d’un journaliste pour des faits commis dans l’exercice de ses fonctions de couverture d’un événement d’ordre public.

Recommandation n° 27 : assurer l’identification des membres des forces de l’ordre par le port systématique du RIO et l’indication claire, lors d’opérations de maintien de l’ordre, de l’unité de rattachement.

Recommandation n° 28 : recenser et publier les données relatives aux signalements et enquêtes administratives et judiciaires ouvertes et clôturées par les inspections générales de la police nationale et de la gendarmerie nationale relatives au maintien de l’ordre et aux journalistes, ainsi que les suites qui leur sont données. Plus généralement, recenser et publier les données relatives aux journalistes dans l’ensemble des dispositifs de signalement et plainte qui leur sont ouverts, contentieux comme non-contentieux.

Recommandation n° 29 : faire mieux connaître aux journalistes l’existence de la voie de saisine non contentieuse, gratuite et pleinement indépendante qu’est le Défenseur des droits. Proposer un accompagnement, de la part des rédactions et directions des entreprises de presse concernées, de ceux de leurs journalistes qui auraient recours à cette voie.

Recommandation n° 30 : assurer la formation initiale et continue des policiers et gendarmes au droit de la presse et à la prise en compte des journalistes. Ne pas limiter cette formation à des modules de déontologie, mais l’intégrer aux entraînements opérationnels de l’ensemble des forces de l’ordre amenées à intervenir sur la voie publique, et non seulement des unités de forces mobiles.

Recommandation n° 31 : intégrer les questions de sécurité et d’ordre public à la formation des journalistes, à la fois en école et au sein des entreprises et organes de presse.

Recommandation n° 32 : renouer le dialogue entre la presse et les forces de l’ordre, via le développement : (i) de visites et d’échanges réciproques, sur le modèle de ce que pratique la gendarmerie mobile au centre d’entraînement de Saint-Astier ; (ii) au niveau central, de conférences communes régulières ; (iii) au niveau local surtout, de temps de rencontre et de dialogue ad hoc, sous la forme de « regards croisés » sur des thématiques et enjeux locaux, les difficultés rencontrées ou les bonnes pratiques à diffuser.

 

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